Germaine Tillion,  » Verfügbar » à Ravensbrück

Déportée NN  à Ravensbrück,  le 21 octobre 1943, matricule   N° 24 588,  Germaine TILLION,  née le 30/05/1907, décédée le 19 /04/2008, a décrit et analysé le système concentrationnaire  dans son livre RAVENSBRÜCK .

Ce livre comprend trois parties :

- une première partie qui est une description du camp de Ravensbrück. Sa rédaction, qui remonte à 1945, a été entreprise d’après des notes prises furtivement dès 1942. Ecrite à partir de ce que Germaine Tillion avait vu et su à Ravensbrück même, cette étude fut alors intitulée A la recherche de la vérité, titre fidèle, car c’était bien, en effet « cette quête angoissée de la vérité qui m’avait d’abord donné le courage de m’informer.. puis, aussitôt après ma libération, celui d’écrire ce que je savais ». Dans cette première partie, initialement, nous dit Germaine Tillion :« ce qui me concernait le plus profondément ne s’y trouvait pas, je n’avais pas eu la force d’en parler. Mon excuse c’est que je voulais montrer ce qui avait été le lot de toutes et que je croyais pouvoir le faire en termes presque abstraits……. Aujourd’hui encore ces souvenirs m’écrasent, mais on les trouvera dans la suite de cette introduction
une deuxième partie, intitulée « Un convoi de femmes françaises », a été écrite entre 1947 et 1953. Selon Germaine Tillion, elle constitue une tentative d’utilisation simultanée et comparative du témoignage et du document, et une critique de l’un par l’autre. Cette étude ne s’applique pas, comme la première, à la totalité de l’univers monstrueux que fut Ravensbrück, mais à l’un de ses fragments: un seul convoi français, celui arrivé au camp le 3 février 1944 et que, dans l’argot du camp on appelait les Vingt-Sept-Mille, parce que ses immatriculations allaient de 27 030 à 27 988, convoi dont faisait partie Emilie Tillion, sa mère, née le 19 février 1876, matricule 27 294.
une troisième partie signalant quelques-unes des questions qui restaient encore sans réponse:
«En suivant le cours de cette reconstitution d’un fragment du système concentrationnaire allemand , le camp de Ravensbrück, puis d’un fragment de ce fragment, un transport de femmes françaises, nous ne devrons jamais perdre de vue que, quelle que soit la qualité des renseignements réunis, ils ne peuvent pas nous restituer ce qui s’est passé, mais seulement ce qu’on a pu savoir, bribe par bribe, dans ce qui s’est passé…..Combien de fois ai-je rêvé, pendant ces affreuses années, au temps où, enfin, je pourrais reprendre et poursuivre jusqu’au fond cette recherche des faits et des causes. Mais, lorsque ce fut possible, quel effort il a fallu pour ne pas se détourner immédiatement de ce monde d’horreur. »

De fait, à l’intérieur de ce camp, Germaine Tillion appliqua les méthodes d’observation et d’analyse de l’ethnologie car, comme elle l’explique elle-même :
« J’avais quelques camarades qui estimaient, comme moi, que c’était un devoir de savoir et qui, attentivement, observaient… Nous pensions que c’était également un devoir d’obliger les autres à savoir, même malgré elles. Notre principal motif était un motif de sauvegarde. Lorsqu’on venait prendre des femmes pour les tuer, quelques-unes pouvaient avoir la possibilité de fuir à condition de l’essayer, mais, hélas, la plupart, surtout au début, aimaient mieux croire qu’elles partaient vers le salut, et allaient à la mort comme des agneaux à la boucherie……[ De plus] démonter mentalement, comprendre une mécanique, même qui vous écrase, envisager lucidement, et dans tous ses détails, une situation, même désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité et de force d’âme. Rien n’est plus effrayant que les fantômes. En faisant la chasse aux fantômes, j’avais conscience d’aider un peu moralement les meilleures d’entre nous.
J’avais aussi une autre raison, qu’on comprendra mieux lorsqu’on aura terminé cet exposé: il me paraissait malheureusement certain que nous serions très peu nombreuses à survivre, mais je supposais que nous ne disparaîtrions pas toutes, et je voulais donner à la Vérité toutes ses chances de sortir de ce puits de désolation et de crimes

L’arrestation :

Diplômée de l’École du Louvre, et de l’Institut d’ethnologie, Germaine Tillion avait effectué, entre 1934 et 1940, quatre séjours en Algérie pour étudier l’ethnie berbère des Chaouis dans le cadre de sa thèse. De retour en France, le 9 juin 1940, elle entrait en résistance, dès la signature de l’armistice, aux côtés de Paul Hauet et du groupe de Boris Vildé et Anatole Lewitsky. Ils travaillèrent à l’évasion de prisonniers de guerre et d’aviateurs alliés, à la confection de publications clandestines telle que « Résistance », et à la collecte de renseignements. Courant 1941, 19 de ses camarades furent arrêtés dont 10 furent condamnés à mort et fusillés, notamment Boris Vildé et Anatole Lewitzky le 23 février 1942. Germaine devint le responsable du groupe que l’on appellerait plus tard le réseau de résistance du Musée de l’Homme Hauet- Vildé**. Dénoncée par l’abbé Robert ALesch, Germaine Tillion était arrêtée le 13 août 1942, ainsi que sa mère, Emilie Tillion,  également écrivain et résistante. Germaine Tillion fut internée dans la prison de la santé de août 1942 au 13 octobre 1942. Transférée le 13 octobre 1942 à la prison de Fresnes, elle y subit 7 interrogatoires. Le 23 octobre 1942, on lui notifiait l’acte d’accusation comportant cinq motifs de condamnation à mort, elle restait toutefois à Fresnes. Elle était déportée le 21 octobre 1943, sa mère le 31 janvier 1944 ***.

Verfügbar aux enfers :

Au cours du mois d’octobre 1944, voyant ses camarades perdre espoir en une libération prochaine, Germaine Tillion écrivit une opérette, qu’elle intitula « le Verfügbar aux enfers ». Son amie Jacqueline d’Alincourt * parvint à faire sortir le manuscrit du camp le 23 avril 1945, lors de leur libération par la Croix Rouge suédoise. Germaine Tillion, elle-même verfugbar, écrivit cette opérette,  «cachée dans une caisse du kommando du Bekleidung », c’est à dire dans l’un des entrepôts où arrivaient, par wagons, tous les biens, pillés par les nazis dans les territoires occupés, ou prélevés sur les déportés, wagons que les détenues devaient décharger pour trier leur contenu. La déportée N.N dite « verfügbar », c’est à dire disponible, ( zur verfügung à la disposition des S.S), n’était, en effet, pas intégrée dans un kommando de travail particulier à l’intérieur du camp, mais était utilisée, le plus souvent, pour les travaux de terrassement particulièrement éprouvants comme l’explique Germaine Tillion elle-même, qui parvient, grâce à la chaîne de solidarité, à échapper au travail :
« je suis arrivée à ne jamais travailler dans un atelier, ou presque, sauf 11 jours, du 10 au 21 avril 1944, où j’ai été couturière en fourrure, trois semaines que j’ai passées comme débardeur au Bekleidung (été 1944), et deux semaines comme bûcheron, ma situation quasi permanente a été celle du Verfügbar, c’est à dire « disponible». Les SS nous utilisaient pour les travaux de terrassement………La situation de Verfügbar absent, qui fut constamment mon objectif, exigeait un répertoire de ruses, de refuges, et de complicités suffisant pour administrer une province asiatique, mais elle me laissait des loisirs, à la condition de pouvoir me cacher dans un Block de quarantaine où je ne risquais pas d’être dénoncée. »

 Verfügbar que Germaine Tillion présente ainsi, dans le prologue de l’opérette, pastiche d’une élégie antique :

Qu’un autre dans ses vers chante les frais ombrages
D’un amoureux printemps les zéphyrs attiédis
Ou de quelque beauté les appâts arrondis…
J’estime que ce sont banalités frivoles,
Et je voudrais ici, sans fard, sans parabole,
Chanter les aventures, et la vie, et la mort
Dans l’horreur du Betrieb, ou l’horreur du Transport
D’un craintif animal ayant horreur du bruit,
Recherchant les cours sombres et les grands pans de nuit
Pour ses tristes ébats que la crainte incommode
Ventre dans les talons tel un gastéropode
Mais fonçant dans la course ainsi qu’un autobus
Pour fuir le travail tenant du lapinus
Pour aller au travail tenant de la limace
Débile, et pourchassé, et cependant vivace,
Tondu, assez souvent galeux, et l’oeil hagard..
En dialecte vulgaire, appelé Verfügbar

Voici quelques éléments du témoignage de Germaine Tillion, que nous illustrerons, en quelque sorte, par des extraits de l’opérette, ce joyeux canular,  comme le définit Claire Andrieu, précisant que « l’idée de génie, qui fonde le ressort comique, a été de prendre le Verfügbar comme une espèce animale nouvelle, qu’un conférencier, le présentateur de la revue, examine à la manière d’un entomologiste confronté à un insecte inconnu. En supprimant les causes et les intentions, en se limitant à une observation externe de l’apparence et du comportement de l’espèce étudiée, le naturaliste déclenche, sans le vouloir, mille exemples de comique de situation. »

Nous avons choisi d’alterner, le récit de Germaine Tillion et des extraits de l’opérette transposant son expérience.

Le témoignage de Germaine Tillion

Le 13 août 1942, j’ai été arrêtée à la gare de Lyon, à Paris, où un traître qui s’était introduit dans notre réseau, le réseau « musée de l’Homme» avait donné rendez-vous à deux d’entre nous. Il était prêtre, vicaire de la paroisse de La Varenne voisine de la mienne, et se nommait l’abbé Robert Alesch. Au procès d’Alesch, en mai 1948, son chef allemand, le commandant Schaffer, ancien adjoint du colonel Reile, de l’Abwehr, vint déposer. On sut par lui qu’Alesch avait été engagé, sur sa demande,  et dès 1941, par la Gestapo, qu’il fut utilisé à partir de 1942 par l’ Abwehr. Il envoya à la mort des dizaines de personnes, dont de très jeunes gens de son patronage qu’il incita à faire de la résistance pour pouvoir les vendre et il touchait pour cela, outre certaines primes par tête livrée, un fixe de 12 000 F, auxquels s’ajoutaient 3 000 F pour sa maîtresse et 2 000 F pour une nommée Claude, ce qui avec les notes de frais représentait 25 000 F par mois environ.

Arrestation, emprisonnement, voyage vers le camp :  les différentes périodes de la vie embryonnaire du Verfugbar NN  telles que décrites dans l’Opérette par le naturaliste, « bonimenteur de la Revue »

Le naturaliste : Le Verfügbar était inconnu des anciens….ce serait une grossière erreur de l’apparenter aux esclaves antiques ou aux serfs du Moyen Âge. Nous sommes parvenus, d’ailleurs, à déterminer avec certitude son origine: il est le produit de la conjugaison d’un gestapiste mâle avec une résistance femelle… La vie embryonnaire de l’animal est très agitée. On la divise en trois grandes périodes: une première période dite unicellulaire ou à caractère secret. Le jeune embryon est introduit par son père dans une couveuse glacée où on le soumet périodiquement à l’épreuve de l’eau, du coup de poing sur la gueule, et du nerf de boeuf, pour ne parler que des plus usuelles…

Après mon arrestation, j’ai été internée à La Santé, première division, cellule 96, puis, avec toute la section contrôlée par les Allemands, transférée le 13 octobre à Fresnes, troisième division, cellule 326, interrogée sept fois, les 13, 14, 17 et 25 août, 9, 21 et 23 octobre. Ne sachant pas encore qui nous avait trahis, et de peur d’apprendre quelque chose à nos ennemis, j’ai tout nié en bloc. Le vendredi 23 octobre 1942, rue des Saussaies, Zimmer 429, un capitaine en uniforme dicta devant moi mon acte d’inculpation; le commissaire qui m’interrogeait habituellement, nommé Weinberger, traduisait au fur et à mesure. …..Mon acte d’accusation comportait cinq « motifs » de condamnation à mort, dont l’un qui s’intitulait « hébergement d’agents anglais » compromettait ma mère directement. Sa lecture me permettait de reconstituer à peu près ce que savaient les Allemands, hélas, beaucoup de choses mais non pas tout comme ils le croyaient. Je continuais toutefois à ignorer comment ils l’avaient appris, je ne savais pas encore qu’Alesch était un traître, ni que plusieurs de ses accusations avaient été confirmées par un agent arrêté en même temps que moi. Seul dans sa cellule, en pleine panique, il avait dénoncé tous les gens qu’il connaissait et c’est à cause de ses aveux que ma mère, arrêtée le même jour que moi, fut maintenue en prison. Comme moi elle avait tout nié en bloc.  Je n’ai connu avec certitude l’arrestation de ma mère que le 12 janvier 1943, par l’aumônier allemand de la prison de Fresnes, le même qui me donna un mois plus tard une petite « Imitation de Jésus-Christ » que je possède encore……Depuis le 2 mars, j’avais le droit de travailler dans ma cellule à mes deux thèses de doctorat d’Etat, privilège qui fut également accordé à mes camarades ethnologues, Boris Vildé et Anatole Lewitzky, fusillés le 23 février 1942. Tous mes manuscrits m’ont suivie en Allemagne et n’ont jamais été retrouvés

Le choeur des Verfugbar ,« principal héros de la pièce comme dans les tragédies grecques. »

Mon papa est venu me chercher,
Puis il m’a emmenée rue des Saussaies
Là il m’a trempée dans une baignoire,
Pour me faire raconter des histoires…
Il m’a dit qu’il m’avait reconnue.
J’ai compris que j’étais bien vendue…
J’étais toujours dans la tasse,
Côté pile, ou côté face,
Et mon père m’a quand même reconnue.

Le naturaliste: Dans la seconde période de sa vie dite multicellulaire, c’est à dire, entendons nous, à plusieurs corpuscules par cellule, et non pas à plusieurs cellules par corpuscule, les signes d’intelligence augmentent: il joue à la belote, correspond avec l’extérieur et améliore sensiblement son alimentation jusqu’alors principalement constituée par des trognons de choux et des pépins de courgettes…
Le naturaliste: Nous arrivons à la troisième et dernière période, dite Romainvilloise, ou Compiégnoise. Au cours de cette période, d’ailleurs facultative, l’animal donne des signes de gaîté, de sociabilité. Cette période est interrompue brutalement par l’agitation pré- natale qui commence par un appel.

Le Choeur des jeunes Verfügbar, celles qui viennent d’ arriver au camp.

On m’a dit «il faut résister » J’ai dit «oui »
presque sans y penser…
C’est comme ça
qu’dans un train de la ligne du Nord,
J’eus ma place retenue à l’oeil
et sans effort,
Et quand le train s’est arrêté,
On ne m’a pas demandé mon billet…
Mais malgré le plaisir de la nouveauté
J’aurais bien voulu m’en aller…

Le 11 avril 1943, les deux portes [ de nos cellules] se sont ouvertes en même temps et j’ai revu [ ma mère ] pour la première fois : elle me fait signe, elle essaie de sourire, et moi aussi je fais signe, et j’essaie de sourire. La surveillante allemande ne me bouscule pas, elle nous laisse un moment très long : elle pleurait en nous regardant. Nous étions encore loin de Ravens-brück……Un mois plus tard, le 18 août 1943, j’ai su qu’elle n’était plus à Fresnes, et pendant quatre jours j’ai espéré follement qu’elle avait été libérée; le 22 août, par l’adjudant allemand de mon étage, j’appris qu’elle était à Romainville.A cette date, n’étant plus au secret, je pouvais aussi recevoir des colis et je faisais passer, dans les ourlets des vêtements qu’on avait le droit de faire laver au dehors, des messages écrits sur des morceaux de mouchoirs. ..Pour communiquer des messages par les fenêtres, ma mère avait pris un « nom de prison » et choisi le prénom d’Irène parce que ses cheveux avaient blanchi en une nuit, comme ceux de l’héroïne d’une poésie de François Coppée, qui nous avait jadis servi de prétexte à plaisanteries.

Le traumatisme de l’arrivée au camp transposé en traumatisme de la naissance du Verfugbar

Choeur des vieux Verfugbar .
Écoute ! jeune Verfügbar
L’air que ces bagnards,
Chantent dans la rue…
C’est sur cet air, vois tu,
Que tu m’es apparue…
La nuit tombait déjà
Étouffant tes pas sur le sol glacé…
Chiens et gardiens aboyaient.

Choeur des jeunes.
On m’a dit… on ne m’a rien dit.
Et je n’ai pas même eu à dire oui.
Ahuri et moulu, sortant du fourgon,

J’entendis d’abord des jurons…
J’aperçus ensuite nos gardiens.
Ils avaient des cravaches à la main..
Malgré la différence des vocabulaires,
J’compris d’suite
ce qu’ils en voulaient faire !

Choeur des vieux.
Dans un grand hall glacé,
On t’a déshabillée,
Puis numérotée…
Puis on t’a fait poser
Pour bien t’acclimater…
Défaillant de froid,
Et louchant d’effroi,
Mais les dents serrées,
Pourtant tu n’as pas pleuré…

En arrivant le convoi fut mis en quarantaine, et nous sommes presque toutes tombées très malades : pour moi ce fut, à la suite, la diphtérie, une double otite, une bronchite grave, compliquée par une crise de scorbut. Deux déportées tchèques qui ne me connaissaient pas, Zdenka et Hilda, me sauvèrent. Combien de temps suis-je restée au Revier ? Je ne l’ai pas noté, et il m’était impossible pendant ces trois premiers mois de Ravensbrück de me représenter le temps à l’échelle du calendrier……Dans le même Block que nous, logeaient des Tchèques qui revenaient d’Auschwitz et qui, à voix basse, racontaient les horreurs qu’elles avaient vues, l’anéantissement systématique des Juifs par les gaz, les cadavres brûlés, les montagnes de cendres humaines; et avec elles il y avait aussi quelques Juives qui attendaient leur départ pour Auschwitz, connaissant leur destin. Mais avant même toute explication, toute précision, une réalité nous avait assaillies de toutes parts: c’était l’état d’effroyable déchéance de la majorité des prisonnières, hâves, déguenillées, squelettiques, couvertes de plaies suppurantes, de gales infectées, et le regard complètement atone, mort. Nous étions encore des êtres humains, avec des bases de comparaison pour mesurer cet abîme de misère, où nous allions évidemment être englouties.

Le sentiment dominant chez les Françaises, plus encore que la peur, c’était la stupeur, l’effarement.Elles se reprirent très vite, au bout de deux ou trois jours, et essayèrent dès lors de nier la réalité, de lutter contre elle avec leurs pauvres moyens : les bobards, les chimères, les recettes de cuisine. Beaucoup se mettaient en colère quand on leur révélait une nouvelle horreur : et même si c’est vrai, je ne veux pas le savoir, m’ont dit bien des camarades que j’essayais d’éclairer…[ En effet, ] les exécutions n’étaient pas publiques, les malades des « transports noirs » étaient censées partir pour des camps de convalescence, et quand on les achevait sur place, c’était discrètement, à l’abri de la foule. Celles qui voulaient vraiment ignorer pouvaient à la rigueur y parvenir, tout au moins en partie.

Choeur des jeunes.

On m’a d’abord pris mes bijoux,
Ma valise et mon sac en cuir roux,
Mes petites provisions,
mon bout de saucisson,
Ma chemise et mon pantalon…
Je croyais qu’on m’avait tout pris,
Et j’espérais que c’était fini…
Comme un bébé naissant j’étais nue
Et c’est alors qu’ils m’ont tondue!

Choeur des vieux.
On t’a pris tes cheveux,
Pour serrer des moyeux,
Mais ça ne suffit pas!
Tu travailleras,
Tu ne mangeras pas…
Quand tu succomberas,
On t’achèvera,
On te brûlera,
Et ta graisse encore servira…

Le principe du camp était de tout faire faire aux prisonnières : assécher les marais, construire les routes, poser les fenêtres et les tuyauteries, mais aussi, écrire les fiches médicales et les fiches politiques, taper la correspondance, la comptabilité, les statistiques, et même faire la police du camp ou administrer les Blocks, fonction qui incombait aux Blockovas et Stubovas et Kapos. Bien entendu les postes importants étaient donnés le plus souvent, mais pas toujours, à des prisonnières de confiance, dont quelques unes arrivaient à une parfaite connivence avec leurs maîtres, à cause d’un assouvissement de leurs pires instincts de domination et de cruauté, mais aussi pour garder leur privilège: ce supplément de saucisse ou de margarine qui permettait de survivre.

Blokova qui veillez sur nous ,
Quand le compte des savons est faux
Et que dans la confiture y a de l’eau,
Bien que nous ne réclamions rien,
Nous savons bien d’où ça vient,
Et nous n’en pensons pas moins,
Mon ange!
Quand, avec l’eau du robinet,
Vous allongez vos succédanés
Bien qu’ils ne soient pas très bons,
Comme c’est tout ce que nous avons,
Laissez un peu de confiture au fond…

De l’extermination par le travail ……

Outre les déportées affectées dans les ateliers ou usines proches du camp, les déportées étaient ainsi réparties :

 -celles qui parlaient allemand pouvaient être intégrées aux travaux « privilégiés » ( bureaux, notamment de l’ Arbeitseinsatz, cuisine, cantine),
– les femmes âgées ou trop faibles dites «cartes roses» restaient dans leur block, pour des travaux de couture, surnommées pour cette raison les «tricoteuses » ,
-les déportées N.N étaient le plus souvent dans la colonne des «disponibles» c’est à dire celles qui allaient être sélectionnées de manière arbitraire par les chefs de kommandos.
Pour comprendre, en particulier ce qui concerne la condition de Verfügbar, il faut savoir que, chaque matin, longtemps avant l’aube, avaient lieu deux appels successifs. Le premier, le plus long, était un appel numérique. Les prisonnières, rangées par dix devant le Block auquel elles appartenaient, étaient comptées et recomptées interminablement, car le total de tous les Blocks devait correspondre exactement à l’effectif officiel et global du camp. S’il manquait une unité, on restait là jusqu’à ce que la cause de l’erreur soit découverte. Même mourante, il n’était pas question de se dispenser de cet appel là. Aussitôt après, avait lieu un autre appel, dit « appel du travail ». Il fallait alors rejoindre sur la Lagerstrasse, avenue principale du camp,  la colonne de travail à laquelle on appartenait qui défilait à son rang.

La route est longue, longue, longue!
Travaille sans jamais t’arrêter.
La route est dure, dure, dure
Surtout si tu es fatiguée…
Tu traîneras les lourdes pierres,
Tu pousseras les wagonnets,
Tu brouetteras de la terre,
Et sans jamais te reposer…
La route est dure, dure, dure!
Quand on a les pieds écorchés…
La route est longue, longue, longue,
Pour celles qui n’ont pas à manger…
Elles travaillent des heures entières
Mais ne la font guère avancer,
Car elles remuent beaucoup la terre,
Mais surtout sans la déplacer…
La route est longue, longue, longue!
Mais nous n’l’avons guère allongée.
La route est dure, dure, dure,
Mais nous voulons la faire durer…
En travaillant des heures entières,
Nous n’avons cessé de penser,
A laisser quelque chose à faire
Pour celles qui vont nous remplacer…

Toute prisonnière qui n’était pas affectée à un atelier, ou en quarantaine, ou inscrite au Revier et pourvue d’un Innendienst, billet de service intérieur reconnaissant le statut de malade et permettant de rester au block par faute de place à l’infirmerie, devait obligatoirement défiler dans la colonne des Verfügbaren, et c’est là que les SS responsables des divers ateliers recrutaient, toujours à l’improviste, le personnel dont ils avaient l’emploi. Le reste des Verfügbaren partait pour le terrassement. D’où les diverses tentatives, après le premier appel, pour échapper à ce travail forcé: se glisser dans la colonne des travailleuses de nuit pour se cacher dans leur block toute la journée ou se glisser dans la colonne des « tricoteuses ».

La complainte de Marmotte, une « vieille » verfügbar,  à l’acte III

J’ai perdu mon Inedienst,
Rien n’égale mon malheur,
Sort cruel, quel supplice,
Rien n’égale mon malheur.
Inedienst ! Inedienst !
Mortel silence,
Vaine espérance!
Quelle souffrance
Torture mon coeur.
J’ai perdu mon Inedienst,
Rien n’égale mon malheur.
Sort cruel, quel supplice!
Il succombe à ma douleur
À ma douleur, à ma douleur…

A côté du camp, il y avait l’usine Siemens qui payait 4 marks 50, 5 marks, et parfois jusqu’à 7 marks pour des spécialistes ou des femmes ayant un gros rendement. Il en résultait qu’au Revier , la consigne était de soigner les prisonnières employées chez Siemens.
Pour les autres, il valait mieux ne pas se présenter à la consultation quand elles avaient moins de 40° de fièvre. Le camp ne fournissait pas seulement la main d’oeuvre bon marché aux chefs d’entreprises dont les ateliers étaient à proximité, mais il en expédiait sur commande dans toute l’Allemagne. C’était ce qu’on appelait les transports vers les kommandos extérieurs, soit quelques 55 usines ou chantiers qui recevaient des prisonnières en provenance de Ravensbrück. Pour le prix convenu, le commerçant ou l’industriel recevait les 500 ou 1 000 femmes demandées, ainsi que les Aufseherinnen armées de gourdins et les chiens dressés, capables de faire travailler douze heures par jour des femmes épuisées et pas nourries, jusqu’à ce qu’elles en meurent. Elles étaient alors remplacées par d’autres, sans supplément de dépense pour l’employeur. Mais, grâce aux chiens et aux coups, elles étaient allées, avant de mourir, jusqu’au bout de leurs forces, et il n’y avait aucune déperdition dans cet impeccable circuit.

….à la mise à mort

Au jour le jour, je savais tout ce que les prisonnières les plus informées pouvaient parvenir à apprendre sur ce qui se passait réellement dans les coulisses sinistres de Ravensbrück. Puis, pendant toute l’année 1944, l’existence des exécutions et des « transports noirs »…..
En 1943, le directeur de I’Arbeitseinsatz,  le bureau du travail,  était un nommé Dithmann. Il fut remplacé en 1944 par le gros Plaumf, qu’on appelait le marchand de vaches, le type de la brute allemande, tapant comme un sourd, avec ou sans prétexte, sur toutes les femmes qui passaient à sa portée, presque toujours ivre d’ailleurs. Les trois derniers mois, il faisait lui même des sélections : à droite celles qui iraient creuser des tranchées, à gauche celles qui iraient à la chambre à gaz. C’étaient des scènes déchirantes, car, à la fin, les femmes ne pouvaient plus ignorer ce qui les attendait. Il bondissait alors, la tête en avant comme un joueur de rugby, dans un groupe de misérables créatures paralysées par la terreur. Il les jetait par terre, les piétinait, les traînait par les cheveux. Les derniers mois, c’était un spectacle presque quotidien, que j’ai vu de près, et de mes propres yeux, à plusieurs reprises.

Sur la route, la Grand’route
Un Hes hes va gueulant …
Sur la route, la Grand’route
Trente filles vont chantant..
Pas de fleurs à leur corsage;
Dans leurs yeux, pas de douceur,
Pas de fleurs à leur corsage,
Mais de l’espoir plein leur coeur..
Un Hes hes gueulait :
Ah! Ah! Ah! Ah!
Trente filles chantaient :
Ah! Ah! Ah! Ah!
Sur la route, la Grand’route
Dès qu’elles l’ont aperçu…
Sur la route, la Grand’route
A toutes jambes, elles ont couru..
Dans ses bras il a tenu
La p’tite qui courait le moins bien
Dans ses bras il l’a tenue….
Ça lui a cassé les reins

La décision d’utiliser le petit camp d’Uckermarck comme camp d’extermination est évidemment antérieure à l’ouverture de ce camp. Or cette ouverture eut lieu en décembre 1944 avec un convoi venu de Pologne, et en janvier 1945, peut être le 15 janvier, les femmes âgées ou malades de Ravensbrück y furent transférées. Il avait été primitivement construit pour recevoir de très jeunes délinquantes allemandes qui furent évacuées en automne 1944, d’où cet autre nom de Jugendlager sous lequel il est surtout connu. C’est forcément un peu avant cette évacuation que fut élaboré le projet de faire d’Uckermarck ce qu’il est devenu : un camp de mort, et le tout coïncide à peu près avec la période où l’on prépare l’évacuation d’Auschwitz. Il n’y a aucune raison de penser que le Jugendlager avait été prévu pour une extermination systématique avant l’année 1944 ….Toutes les femmes malades, vieilles ou fatiguées, furent invitées à se signaler pour être envoyées dans le camp de convalescence qu’on appelait le Jugendlager, à quelques centaines de mètres du nôtre. Beaucoup le firent malgré la cruelle expérience qu’elles avaient déjà des Allemands. Six mois plus tôt, au début d’août 1944, alors que le camp de Ravensbrück était encore un camp de travail, l’unique crématoire à deux fours brûlait deux fois par semaine pendant quelques heures. Même en tenant compte de la misère beaucoup plus grande et du surpeuplement, ces deux fours brûlant une partie de la journée auraient dû largement suffire pour une mortalité naturelle. La chambre à gaz avait commencé à fonctionner à partir de décembre. Elle n’a commencé probablement à fonctionner que lorsque les SS ont enlevé les prisonnières par 150 à la fois, du moins si l’on en croit les témoignages de Suhren et de Schwarzhuber ….
Pendant tout le mois de janvier et le mois de février la terreur devint de jour en jour plus précise : les disparitions se faisaient maintenant non seulement au Jugendlager, mais aussi à l’infirmerie du camp principal : le Revier. Le camouflage des assassinats aura été, dans la perspective générale des camps allemands, la seule originalité de Ravensbrück : il ne fallait pas risquer de provoquer des paniques qui paralyseraient un groupe industriel modèle.

L’assassinat d’Emilie Tillion, gazée le 2 mars 1945 : elle avait 69 ans.

Le soir du jeudi 1 mars 1945, je pris cependant le risque d’aller à l’infirmerie, à cause d’un abcès très douloureux dans l’os de la mâchoire, qui depuis plusieurs jours ne me permettait plus de desserrer les dents : je m’alimentais avec un bout de pain rassis délayé dans de l’eau. Pendant que j’étais au Revier, plusieurs Blocks furent cernés par la police du camp, dont le Block des N.N.; toutes celles qui s’y trouvaient furent transférées au Strafblock, bloc de punition, et ma mère parmi elles. Je parvins à pénétrer dans le Strafblock ce soir-là, …..Ma mère était angoissée, très lasse, mais ne se plaignait pas et je ne disais rien non plus. Elle voulut rester assise toute la nuit. Le lendemain, vendredi 2 mars, deux camarades très anciennes dans le camp, Anicka, tchèque, et Grete, allemande * s’arrangèrent avec les policières pour que je puisse aller me faire soigner au Revier. Je pensais partir pour une heure au plus, mais avant de la quitter j’ai embrassé Maman et, à cause de notre détresse et de tout ce que nous savions et ne disions pas, je l’ai serrée dans mes bras longtemps, comme si c’était la dernière fois. Et c’était la dernière fois.

Pendant que j’étais au Revier, les mêmes amies décidèrent qu’il fallait sortir qui elles pouvaient du Strafblock et elles sortirent ma mère et deux camarades N.N. Elles installèrent ma mère du mieux qu’elles le purent dans un Block « normal », le Block 27 et dans un lit. Au Revier, vers 13 heures, on sut qu’il allait y avoir un nouvel appel général tout l’après-midi, et je fus prise en charge par Grete Buber-Neumann. Détenue à Ravensbrück depuis 1940, lettrée en allemand, ayant été Blockova, puis, après sa révocation et un séjour au Strafblock, redevenue Schreiberin, secrétaire de divers services successifs, elle y occupait ce jour-là une petite cellule avec un vrai lit.
Elle prit l’énorme risque de me cacher sous ses pieds, sous sa couverture. Quand Pflaum entra pour l’appel, il ne remarqua rien et referma la porte. A 17 heures, quand la circulation dans le camp redevint possible, mon amie Danielle vint, par la fenêtre, prévenir Grete en allemand : pendant l’appel Maman avait été emmenée. Comment j’ai rejoint mon Block et retrouvé une à une les camarades efficaces que je connaissais, je ne le sais plus, mais je sais que les « bandes rouges » qui faisaient la navette entre Ravensbrück et le Jugendlager ne pouvaient plus atteindre ce dernier. Dès le lendemain samedi j’obtins que l’une d’elles, autrichienne, emporte pour Maman un mot afin de la mettre en garde, de lui dire comment « tenir », avec aussi un tout petit paquet, moins gros qu’un jeu de cartes : 2 ou 3 comprimés de sulfamides, une tranche de pain, les 3 morceaux de sucre et le biscuit que m’avaient donnés mes amies tchèques. Le lundi 5 et le mardi 6 je parvins à joindre une autre secrétaire, à lui confier aussi une seconde et une troisième lettre, un second et un troisième minuscule paquet… Le jeudi 8 mars, Miki me rendit les trois petits paquets et les trois lettres. Il était fou d’espérer encore : je le savais, mais je ne le croyais pas.

Dans cette période, à n’importe quel moment, des chasses étaient organisées à travers le camp, pour remplir le sinistre camion qui, ouvertement maintenant, faisait la navette entre les divers Blocks du Revier et le crématoire. Les infirmières voyaient enlever leurs malades en chemise, elles voyaient partir les camions, elles les suivaient à l’oreille jusqu’à l’emplacement des fours crématoires. Elles voyaient ensuite les camions revenir vides et reprendre un nouveau chargement. Et nous ne savions rien d’autre . Une infirmière a pu chronométrer le temps qu’il fallait pour faire le trajet Revier-crématoire, décharger, revenir : sept minutes. Nous pouvions voir aussi les cheminées des fours fumer jour et nuit. Quand je n’ai plus rien espéré, j’ai cherché désespérément une trace, quelqu’un qui aurait vu ma mère, une femme parmi ces six mille femmes parquées au Jugendlager qui l’avaient coudoyée et qui toutes n’étaient pas mortes — car de temps en temps pour un travail, pour faire de la place, ou pour n’importe quoi, on en voyait redescendre. Le lundi 19 mars j’ai noté : Du Block 7 France Audoul* et Marguerite Solal* ont vu passer Maman le vendredi soir. Elles non plus ne se souviennent plus de celles qui l’accompagnaient.

Ce dont se souvenaient de ce 2 mars 1945 d’autres déportées du camp :

« Pflaum constitue, le 2 mars, une «journée des victimes». Toutes les femmes qu’il croise sur son chemin sont emmenées. C’est ce jour là qu’est assassinée la personne que nous aimions et que nous vénérions toutes, l’incarnation de la Résistance française, Mme Emilie Tillion. Son visage émacié et ses beaux cheveux blancs la désignent pour la chambre à gaz. Pflaum l’incorpore à la colonne de victimes qu’il vient de choisir. Sachant fort bien le sort qui l’attend, elle fait un signe de la main et sourit à ses amies, consternées, qui la voient partir, impuissantes et ne pouvant absolument rien faire pour l’extraire du convoi. Elle est gazée le soir même»

Les Françaises à Ravensbrück
pages 213/214

Voici comment Anise Postel-Vinay se souvenait, en 1995, de la « sélection » pour le Jugendlager, ce 2 mars 1945 ***

« Germaine avait une fièvre de cheval, avec un abcès très douloureux la mâchoire. N’y tenant plus, elle obtint de la gardienne S.S. d’aller se faire ouvrir son abcès au Revier. La nuit vint, j’étais seule avec Madame Tillion, seule si l’on peut dire au milieu d’une purée de femmes hurlantes de fatigue. de faim, du manque de place…..Le jour se lève enfin dans cette cohue. On nous aligne sur l’avenue principale du camp, déserte. Une gentille petite Française, la fille d’un député communiste fusillé en Normandie, soutenait Madame Tillion de l’autre côté … Soutenait, c’est beaucoup dire… La petite Simone Sampaix,* qui avait dix sept ans, revenait d’Auschwitz. Elle était si maigre, qu’elle avait l’air d’avoir douze ans; on ne savait pas qui soutenait l’autre.

Soudain, je me sens enlevée de force, arrachée Madame Tillion, et entraînée au pas de course entre deux Blocks sous le nez des policières-détenues qui hurlent en vain. Là, haletante, une camarade tchèque qui était chef de la colonne de réparation des machines coudre me passe une bande rouge sur la manche et me dit: « Cours te cacher dans ton Block, Mauthausen, c’est pour les gaz !… ». Elle disparaît. Je commence courir … Mais Madame Tillion, Germaine me l’avait confiée. Je n’allais pas l’abandonner comme cela … Je remonte le long des Blocks, reste quelques minutes l’affût et, dans l’intervalle de deux policières, je fonce.. J’arrache mon tour Madame Tillion à la colonne. La petite Simone suit. Nous courons toutes les trois … jusqu’au fond du camp. Je cache Madame Tillion dans un Block où il reste quelques Françaises. Dès que l’on peut de nouveau circuler dans le camp, je cours au Revier prévenir Germaine par la fenêtre. Je ne la trouve pas. On me promet de lui faire la commission. Vers le soir, horreur !, grande sélection dans l’ensemble du camp. Je quitte mon Block pour celui de Madame Tillion. Je lui propose de la cacher dans un « 4 ème étage », c’est dire entre le plafond et le toit. Des camarades avaient fait sauter des planches et tenaient un véritable maquis là haut à chaque sélection. Madame Tillion ne veut pas. Elle est confiante. Elle tient à marcher vers son destin. Je ne sais pas où est Simone. Je me sens désespérément seule … mais dans la foule qui se prépare à se mettre en rangs pour la sélection, je reconnais une Française, la grande Sylvie, pâle comme la mort, avec ses poumons en bouillie et ses jambes qui, depuis la torture de l’écartè_ lement, ne la portent qu’ à grand peine. Nous nous sourions, l’espoir renaît. Nous tapotons les joues de Madame Tillion et les nôtres jusqu’ ce qu’elles deviennent roses. Sylvie s’exerce retrouver une démarche quasi normale. Nous faisons marcher aussi Madame Tillion le plus vite possible, en souplesse. Nous cachons ses cheveux blancs sous son foulard violet. Nous nous donnons le bras. Je me mets la première des cinq droite, du côté de l’horrible Winkelmann, le médecin sélectionneur.

La colonne s’ébranle au pied du mur électrifié, entre deux haies de SS mitraillettes au poing et de policières-détenues qui s’agitent. Nous marchons vite. Winkelmann est entouré d’autres médecins, du chef de camp, de l’infirmière en chef. Nous arrivons devant ce groupe redoutable; nous allons passer … Je me fais aussi grande et large que possible … Mais non. Winkelmann se détache du groupe, sa grosse tête baissée, il se glisse devant moi et désigne Madame Tillion de son gros doigt bouffi. Je fais mine de ne pas l’avoir vu. Je tire Madame Tillion derrière moi. On me l’arrache. Mon coeur s’arrête de battre. Dans les hurlements, poussés de tous côtés, je marche comme un automate. Tout se brouille dans ma tête.

La colonne se disperse, je retrouve mes esprits. Vite. Retrouver la « colonne de la cheminée ». Elles ne sont sûrement pas encore montées au « Jugendlager ». Trouver une « bande rouge » puissante qui va me tirer Madame Tillion de là . J’aperçois la « grande Carla », aristocrate polonaise, historienne de l’art comme Madame Tillion ! Elle va faire quelque chose … Mais non. Elle me repousse brutalement. Elle fait du plat aux S.S. Elle ne veut rien écouter, rien faire … J’aperçois pourtant Madame Tillion dans cette colonne de la mort, bien gardée par les S.S. et les policières du camp. Elle me fait un joli signe de la main …Si j’allais au moins la rejoindre, mourir avec elle … Mais j’ai peur … Et d’ailleurs, que dirait Germaine? Que dirait surtout Madame Tillion en me voyant soudain l … Elle serait horrifiée, furieuse … Je me sens lâche, lâche, d’autant plus que la logique et le bon sens donnent raison à ma lâcheté. Ma lâcheté a des raisons valables! Torturée, je dois absolument prévenir Germaine. Germaine, à la même heure, venait d’ être opérée et subissait la sélection au Revier même, car l’infirmerie aussi, on sélectionnait les plus malades. Margarete Buber-Neumann était alors au Revier, mais déjà convalescente. Elle a caché Germaine dans son lit, sous son propre corps. Le médecin-sélectionneur n’a pas vu la clandestine. Comment ai-je pu crier l’horrible nouvelle Germaine? Comment ai-je pu revenir mon Block, me jeter sur une paillasse de hasard … Je vécus alors la pire nuit de toute ma vie. Accablée de chagrin et de remords, torturée en pensant à  Germaine. Ecrasée de honte: ainsi la preuve était faite, je n’avais pas su, pas pu me conduire en héros. Madeleine Tambour * l’avait fait: elle avait volontairement rejoint sa soeur dans la colonne de la cheminée pour ne pas la laisser seule; mais moi non, j’avais laissé partir Madame Tillion … Des années après, lorsque je vis au théâtre les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, avec la jeune Blanche de la Force qui rejoint volontairement, pour rien, gratuitement, ses compagnes sur l’échafaud, j’ai revécu ma honte.

Madame Tillion est montée au Jugendlager avec la sinistre colonne. C’est là que les camions, après une nouvelle sélection, allaient chercher leurs victimes. Il y avait quelques allées et venues entre le Jugendlager et le grand camp. Germaine a tout tenté pour faire redescendre sa mère. Personne ne l’a plus revue. On pense qu’elle a été gazée le soir même ou le lendemain

Libérée par la Croix Rouge suédoise

Le 2 avril 1945, trois cents Françaises furent libérées par l’intermédiaire de la Croix-Rouge internationale de Genève, mais les N.N. étaient exclues de cet échange; le 23 avril elles furent comprises dans les libérations organisées par la Croix-Rouge suédoise grâce aux négociations du comte Bernadotte. Les prisonnières partirent cette fois avec les vêtements qu’elles avaient sur elles.

Il y eut naturellement avant le départ des séries de fouilles, mais désordonnées, car celles qui venaient d’être fouillées parvinrent à se passer de main en main ce que celles qui allaient l’être vou¬laient conserver. Deux « objets » clandestins plus remarquables que les autres échappèrent ainsi au contrôle : les deux derniers bébés français survivants, [Guy Poirot, né le 11 mars 1945 et Sylvie Aylmer, née le 21 mars 1945****]. Il y eut également deux bébés, un petit Français [ Jean-Claude Passerat, né le 13 novembre 1944] et un petit Polonais, qui survécurent dans un Kommando.. Mes amies s’étaient réparti quelques-uns de mes papiers: ma petite « Imitation de Jésus-Christ» pleine de repères chronologiques, traversa dans la poche de Danielle - Anise Postel-Vinay*, une opérette que l’été précédent j’avais écrite, cachée dans une caisse du kommando du Bekleidung, elle s’intitulait le Verfügbar aux enfers, fut prise en charge par Jacqueline d’Alincourt.
J’emmenais, quant à moi, d’abord ce que j’avais noté pendant les derniers jours, ensuite les identités des principaux SS du camp, vaguement camouflées en recettes de cuisine, et enfin une bobine photographique non développée qui représentait les jambes des jeunes lycéennes sur lesquelles le Docteur Gebhardt avait fait de la vivisection : je la gardais dans ma poche depuis le 21 janvier 1944, mais pour ne pas attirer l’attention en cas de fouille, j’avais enroulé tout autour des vieux bouts de laine ternes et crasseux.

CONCLUSION

Si j’ai survécu je le dois d’abord et à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler ces crimes, et enfin à une coalition de l’amitié, car j’avais perdu le désir viscéral de vivre.
Ces fils ténus de l’amitié étaient comme submergés sous la brutalité nue de l’égoïsme bouillonnant, mais tout le camp en était invisiblement tissé. Ils unissaient des « familles » qui furent le plus souvent très réduites : deux, trois, quatre femmes du même village, de la même « affaire», ou qui s’étaient trouvées dans la même cellule, le même wagon, au moment du départ — et qui ensuite s’accrochaient les unes aux autres pour ne pas sombrer. Les grands clivages, plus encore que ceux des nationalités, des partis ou des religions, furent ceux des langues. Il y eut cependant des chaînes d’entraide qui dépassaient les nationalités, faisaient circuler des observations, des déductions et aussi, tout court, l’amitié.
En face de ces chaînes d’entraide invisibles, il y avait des chaînes organisées d’assassins. Car tuer en série n’est pas si facile, en dehors d’une organisation spécialement prévue pour cela — en dehors des « usines à tuer » d’Auschwitz et de Lublin-Maïdaneck. Or pendant que s’organisait l’extermination à Ravensbrück avec des moyens en quelque sorte artisanaux, les ateliers continuaient à tourner, alimentés par une main-d’œuvre que la famine chronique rendait déjà suffisamment défaillante sans y ajouter la panique. Dans le même temps, les fours crématoires n’avaient pas doublé de volume, et l’emplacement disponible autour d’eux non plus. On sait maintenant que sur cet emplacement avait été aménagée une chambre à gaz de 150 places. Pourquoi 150 et pas 50 ou 300? A-t-elle été proportionnée à la consommation des fours? A-t-elle été installée dans un bâtiment déjà construit? Toujours est-il qu’elle a continuellement fonctionné en même temps que d’autres assassinats, d’autres chaînes d’assassinats, où se poursuivaient les terrifiants tête-à-tête des assassins et de leurs victimes. Car « l’assassinat propre », comme la « torture propre », est une chimère délirante. Pour un seul de ces chemins de Croix j’ai pu retrouver à chaque station des témoins, mais ce seul calvaire suivi jusqu’à sa fin, la mort miséricordieuse, aidera à imaginer ce qu’il faut mettre derrière les mots.
Claire, jeune femme douce et timide, connue et aimée de ses camarades parce qu’elle savait des vers, était, je crois, professeur et agrégée de lettres. Ma mère l’aimait et quelquefois me parlait d’elle. De ce que j’ai su concernant sa mort, j’ai rendu compte en mars 1947 aux camarades qui l’ont connue :
« Vous vous souvenez de Claire? Elle a d’abord été cruellement mordue par un chien. Qui a lancé ce chien sur elle? Nous ne savons pas, mais c’est le premier assassin de Claire. Ensuite, elle a été au Revier où l’on a refusé de la soigner. Qui a refusé de l’admettre? Nous ne savons pas, probablement Marschal. C’est le second assassin. Ses morsures ne se sont pas cicatrisées et à cause d’elles, elle a été envoyée au Jugendlager. Qui l’a envoyée au Jugendlager? Nous ne savons pas. Probablement Pflaum ou Winkelman. C’est le troisième assassin. Lorsqu’elle a été dans les rangs de la fatale colonne, qui l’a empêchée de fuir? Une Aufseherin? une Lagerpolizei? Peut-être les deux. Peut-être Von Skine, peut-être Boesel. Quatrième assas¬sinat. Au Jugendlager, elle a refusé d’avaler le poison que lui a donné Salveguart, et, avec l’aide de Rabb et de Kahler, Salveguart l’a assommée à coups de bâton et enfin l’a tuée.  C’est une femme entre 123 000, une seule agonie. Et pour une seule femme, 5 bandes d’assassins. Et pour chacune des autres victimes les mêmes assassins ou d’autres semblables. Car chaque femme morte a été tuée et retuée. Chacune d’entre nous était engagée dans une filière où, à chaque tournant, un assassin était posté.»

Germaine Tillion
RAVENSBRUCK
( extraits des pages 15 à 28,Edition 1973)

Les airs des chants du Verfügbar cités dans le texte ci-dessus ont été repris par Germaine Tillion aux oeuvres suivantes:

Acte I On m’a dit « Il faut résister » sur l’air de Sans y penser musique de N.Glanzberg
Acte I Blokova qui veillez sur nous sur l’air de Mon ange qui veillez sur moi musique de N.Coquatrix
Acte II La route est longue, longue, longue sur l’air d’une chanson scoute
Acte II Sur la route, la grande route sur l’air d’ Un jeune homme chantait, musique de Léo Poll
Acte III J’ai perdu mon Inedienst sur l’air de J’ai perdu mon Eurydice , Orphée Opéra de Gluck

* quelques précisions sur les déportées évoquées par Germaine Tillion :

France Audoul, née le 13 septembre 1894. Déportée le 31 janvier 1944 à Ravensbrück, matricule 27933, elle était libérée le 9 avril 1945 par la Croix Rouge ;

Margarete, dite Grete, Buber-Neumann, née le 21 octobre 1901 à  Postdam. Adhérente du Parti communiste allemande depuis les années 1920, lors de l’arrivée au pouvoir des nazis, elle se réfugia Moscou, avec son mari, Heinz Neumann, un des leaders du parti. Heinz fut l’une des victimes des grandes purges staliniennes de 1937 et disparut. Restée en URSS, Margarete fut son tour arrêtée par le NKVD en 1938, et condamnée à 5 ans d’emprisonnement dans un camp de travail pour «menées contre-révolutionnaires ». Déportée au camp de Karaganda au Kazakhstan, elle fut livrée, en 1940, la Gestapo, sur ordre de Staline, comme d’autres communistes allemands, la «remise» se faisant sur le pont de Brest-Litovsk. Déportée à  Ravensbrück, elle s’enfuit du camp lors de sa libération par l’Armée soviétique, fin avril 1945, et parvint à rejoindre des membres de sa famille en Bavière.

 

Anise Girard, épouse Postel-Vinay, née le 12 juin 1922. Membre d’un réseau de l’Intelligence Service appelé « SMH Gloria » (SMH = les initiales inversées de His Majesty’s Service ). Anise était arrêtée à Paris, le 15 août 1942, de retour d’une mission au Havre, ayant sur elle, les renseignements demandés. Déportée NN le 21 octobre 1943 à Ravensbrück, matricule 24564, elle était libérée le 23 avril 1945 par la Croix Rouge ;

Jacqueline Pery, veuve de Lorne d’Alincourt, née le 20 décembre 1919. Agent du BCRA, sous le pseudonyme de Violaine, adjointe de Daniel Cordier, elle était notamment chargée de coder des messages envoyés à Londres pour les opérations de parachutages et d’atterrissages. Arrêtée le 24 septembre 1943 à Paris, elle était déportée le 18 avril 1944 à  Ravensbrück, matricule 35243. Elle était libérée le 24 avril 1945 par la Croix Rouge ;

Simone Sampaix, née le 14 juin 1924, fille du militant communiste Lucien Sampaix, à journaliste l’Humanité, arêté le 27 mars 1941 par la police de Vichy, jugé le 27 août 1941 par un Tribunal spécial créé par Vichy, et condamné aux travaux forcés à perpétuité, incarcéré Caen, il fut fusillé par les allemands comme «otage » le 15 décembre 1941, après l’attentat de Nantes du 13 décembre. Demeurant alors dans le 19ème arrondissement de Paris, Simone avait poursuivi son action de propagande au sein d’un groupe de jeunes communistes «les moufflets ». Elle était arrêtée le 13 mai 1942, déportée le 24 janvier 1943 à Auschwitz, matricule 31758, puis transférée le 2 août 1944 à Ravensbrück où elle était libérée fin avril 1945 et rapatriée en France le 10 juin 1945;

Germaine Tambour, née le 14 octobre 1903, matricule 27551, Madeleine Tambour, née le 18 décembre 1908, matricule 27552, Emilie Tillion, née le 19 février 1876, matricule 27294, déportées le 31 janvier 1944, gazées Ravensbrück en mars 1945.

** voir notice ultérieure sur notre site concernant le réseau Le Musée de l’Homme

*** Témoignage d’ Anise Postel-Vinay recueilli par Sophie Mermoud, le 29 mai 1995, en ligne sur internet sous le titre « Des souvenirs qui ne s’effacent pas. »

****voir sur notre site à la rubrique Ravensbrück, un récapitulatif de divers  convois vers ce camp

Résistances

-Morbihan