AU PAYS DE LA MORT

A son retour de déportation, après avoir reçu les soins que nécessitait son état de santé, May Renault dite Maisie, née le 13 décembre 1907 à Vannes, déportée à Ravensbruck dans le convoi parti de Pantin le 15 août 1944, écrivait le livre « La Grande Misère » achevé en août 1947 à Arradon et pour lequel elle obtenait le prix « Vérité » en 1948, livre qu’elle dédiait « à la mémoire du Comte Folke Bernadotte grâce à qui tant d’hommes et de femmes furent libérés des camps de concentration.» Vous trouverez ci dessous des extraits du témoignage qu’elle a écrit, en 1999, pour qu’il fût diffusé dans les établissements scolaires du Morbihan, par le Comité de Liaison du Concours de la Résistance et de la Déportation, sous couvert de l’Inspection Académique du Morbihan, témoignage auquel nous donnons le titre AU PAYS DE LA MORT pour reprendre une des expressions employées par Maisie Renault.

Voici son récit:

Quand les déportés revinrent, leurs familles, leurs amis, tous ceux qui les avaient attendus dans l’inquiétude et dans l’angoisse, se pressaient autour d’eux et tous leur demandaient : « Avez-vous souffert? » Ils répondaient « Oui » « Avez-vous eu très faim ? » « Oui.» « Avez-vous eu très peur?» « Oui » et c’était tout ; mais ils ne pouvaient rien dire d’autre. Ils revenaient du pays de la mort et ils ne savaient pas comment faire comprendre aux vivants ce qui était inexprimable. Et, pourtant, ceux qui les attendaient avaient, eux aussi, beaucoup souffert…

L’incarcération:

Les Allemands nous avaient arrêtées, ma sœur Isabelle et moi, le 13 Juin 1942 et incarcérées aussitôt à la prison de la Santé. Dans cette prison, nous avons entendu les plaintes de ceux qui venaient d’être torturés, les adieux des condamnés, emmenés au petit matin pour être fusillés et, même, un jour, le couperet de la guillotine retombant par trois fois sur le cou des suppliciés, interrompant la Marseillaise qu’ils chantaient victorieusement. Car beaucoup de ceux qui allaient mourir, chantaient en partant vers la mort, tous animés par le même courage, galvanisés par l’énoncé de leurs faits d’armes entendu au cours des procès…Pendant ces longs mois passés en prison, nous pensions avoir éprouvé, ressenti, l’une et l’autre, toutes les souffrances, toutes les détresses. Cependant, nous ne connaissions rien avant d’être entrées dans un camp de concentration.

L’arrivée à Ravensbrück, le 21 août 1944 :

Pendant 6 jours et 6 nuits, le train qui nous emmenait vers l’Allemagne avait roulé. Entassées dans ces wagons à bestiaux plombés, mourant de soif par cette chaleur étouffante du mois d’Août, nous avions à peine touché aux colis que la Croix-Rouge nous avait fait distribuer au moment du départ. Aussi, les apportions-nous presque intacts dans le camp où nous venions de pénétrer. Le soir tombait et l’ordre nous fût donné de nous coucher par terre. Une Kapo, nom donné aux policières , nous gardait, marchant de long en large, surveillant les rangs. En face de nous, des femmes étaient massées, s’apprêtant à partir en transport. Toutes étaient juives et portaient l’étoile jaune. L’une d’elles, une toute jeune fille, profitant de l’obscurité, traversa en rampant l’espace qui la séparait de nous, quémandant à manger. Une petite Française, spontanément, lui tendit son colis. A ce moment, la Kapo, se retournant, vit la scène, se précipita. La petite Juive, prudente, s’était déjà enfuie mais la jeune Française voulut défendre son bien que la Kapo s’efforçait de saisir: « C’est à moi, Madame, c’est la Croix-Rouge Française qui me l’a donnéTandis que, les encadrant, les S.S. criaient et les chiens aboyaient …Nous venions de faire connaissance avec Ravensbrück

L’enfer au quotidien :

Dans le camp, il faut lutter, lutter sans cesse, lutter pour ne pas mourir, lutter pour pouvoir tenir au travail, lutter pour ne pas déchoir car, trop souvent, la déchéance physique entraîne la déchéance morale. Et, nous n’en pouvons plus !

A Romainville, j’avais connu deux jumelles, habillées un peu à l’ancienne mode ; elles s’adoraient et ne se quittaient jamais. En arrivant à Ravensbrück, elles avaient réussi à être embauchées dans la même colonne de travail. Mais, un jour, la raison de l’une d’elles chancela : elle ne voulait plus obéir et la gardienne l’emmena au Block des folles. Ainsi appelait-on une partie du Revier où les pauvres folles, à peine vêtues, le crâne rasé, étaient laissées, presque sans nourriture, sans lit, sans siège, assises à même le carrelage suintant d’humidité. Parfois, elles poussaient des cris terrifiants. Et l’autre jumelle, qui n’ignorait pas le sort réservé à cette sœur tant aimée, s’agrippa à la porte, la martelant de ses poings, suppliant qu’on lui rendit sa sœur, offrant de travailler pour les deux. La porte s’ouvrit. La gardienne la fit entrer et la poussa dans la chambre des folles. Une nuit, toutes furent emmenées en transport noir, transport qui conduisait directement à la chambre à gaz.

Suzanne Melot et sa mère étaient arrivées à Ravensbrück à peu près en même temps que nous, Madame Melot était âgée, Suzanne avait 22 ans. Nous les avions emmenées au Block et Suzanne faisait partie de notre colonne de travail. Le soir, lorsque nous rentrions, épuisées mais heureuses de nous abriter, Madame Melot nous rejoignait; elle nous parlait de son pays, de sa famille – tous avaient été déportés. Elle nous décrivait la paix de sa belle propriété de Namur, s’efforçant, par ce simple récit, de faire revivre les bonheurs passés. Dans cette misère, elles restaient toutes deux d’une politesse exquise. Mais un jour, comme elle était avec sa fille dans une allée proche du Blok, le sélectionneur se saisit d’elle et la força à rejoindre un groupe de femmes âgées elles aussi. Suzanne se cramponna à sa mère, suppliant qu’elles ne soient pas séparées. Elle fut repoussée à coups de cravache, laissant sa mère en larmes. Ce soir-là, Madame Melot mourut en passant aux douches, mais sa fille ne l’apprît jamais. Et, dès lors, désespérément, Suzanne s’efforça d’avoir des nouvelles de sa mère. Devenue l’ombre d’ elle-même, on la rencontrait partout, mendiant humblement un renseignement. Elle n’avait plus la force de se défendre, se laissait voler sa nourriture, marchait en chancelant, trébuchait, tombait. Sa pauvre figure était toute meurtrie, zébrée d’écorchures sanglantes qu’elle ne pensait pas à essuyer. On ne pouvait pas l’aider à lutter. Elle n’écoutait plus : elle voulait seulement savoir ce qu’était devenue sa mère. Un soir, en rentrant du travail, nous l’avons cherchée en vain au Blok. Elle avait été emmenée au Revier : elle y est morte le lendemain sans que nous ayons pu la revoir.

Denise Fournaise avait 20 ans. Je l’avais connue, elle aussi à Romainville. Sa mère qui devait être libérée, me l’avait confiée. Son père, le Colonel Fournaise, était mort des suites de ses tortures. Au tout début, à Ravensbrück, Denise restait rieuse, s’efforçant de se cacher pour ne pas travailler, ravie comme une enfant lorsqu’elle avait réussi à tromper la surveillance des gardiens. Elle fût embauchée un jour dans notre colonne de travail. Tout en marchant, elle babillait sans arrêt. Puis, elle devint plus maigre plus pâle, se mit à tousser. Comme nous, elle fût un jour emmenée à Rechlin, commando situé près d’un camp d’aviation. Tous les jours, il fallait, à marches forcées, nous rendre sur ce camp pour camoufler les avions, réparer les pistes. Denise venait avec nous. Puis un matin, elle n’en eût plus la force; elle ne pouvait plus se traîner, n’avait même plus le courage de se laver. Et, un soir en rentrant, comme pour Suzanne, nous ne l’avons plus trouvée au Blok. Elle avait été emmenée dans un autre baraquement où étaient campées les malades. Elle pleurait et ne voulait pas nous quitter … mais nous ne pouvions rien pour elle. Le lendemain de ce jour, comme nous rentrions du travail, nous l’avons vue debout, dans un camion, entourée de toutes ses compagnes. On leur avait annoncé qu’elles retournaient à Ravensbrück pour y être soignées avant d’être rapatriées. Elle était heureuse, souriait, et agitait sa main en signe d’adieu. Denise n’est pas rentrée en France, et personne n’a jamais retrouvé la trace de ce camion.

Ainsi, meurent nos camarades, les unes après les autres. De jour en jour, nous devenons plus faibles et plus misérables et les différences entre nous et les mieux favorisées se font davantage sentir. Et, plus que jamais, il fallait lutter : pour manger, pour dormir, pour ne pas déchoir.

Un soir, alors que je rentrais épuisée du travail, une de mes voisines me demanda si je pouvais lui procurer une tasse de lait pour une compagne malade, en échange de son pain. Tout étant incohérence, il arrivait, en effet, cette chose invraisemblable : alors que tout était prévu pour favoriser l’extermination des détenues, on donnait aux peintres, prisonnières chargées de la réfection des baraquements S.S., une tasse de lait par jour, la peinture s’étant révélée nocive. J’allais donc voir les peintres qui logeaient au fond du dortoir. Celui-ci était encombré. Une paillasse gisait dans l’étroit couloir, il fallait jouer des coudes pour pouvoir passer. Enfin, j’arrive au but, grimpe sur le lit, parlemente, obtiens l’échange mais, quand au moment de descendre, je vois le lait dans la petite gamelle, une terrible tentation me saisit : en boire une gorgée. Il me semble que cela me redonnerait des forces. Au surplus, je ne connais pas cette malade, je me suis dérangée et, dans ce cas, la plupart prennent une petite commission … mais c’est aussi glisser sur la dangereuse pente. Un dernier sursaut de conscience me pousse à faire un marché avec moi-même : si le couloir est encore encombré, j’en boirai une gorgée, s’il est libre, je n’y toucherai pas. Toutes les chances sont pour moi car, à cette heure, il y a au dortoir une circulation intense. Je descends lentement, portant avec précaution le précieux liquide et me retourne : le couloir est vide. Je porte, intact, le lait à la malade. Comme m’avait dit Mademoiselle Talet, directrice du Lycée d’Angers, femme admirable qui devait mourir dans des conditions épouvantables, un soir où, découragée, j’étais allée la voir à son block :«Ma petite enfant – elle nous appelait toujours ainsi – étant donné les principes dans lesquels vous avez été élevée, vous vous devez de montrer l’exemple et d’aider les autres. Vous verrez, cela vous aidera ».

Comme elle avait raison. Elle était admirable et rayonnait, ne se plaignant jamais, comme rayonnait Madame Tillion, encore plus âgée et qui ne pensait qu’aux autres. Désignée un jour pour la chambre à gaz, elle partit, droite et digne, sans une plainte, sans pouvoir embrasser sa fille, soignée au Revier. Comme rayonnait aussi la Supérieure des Filles de la Compassion de Lyon qui n’hésita pas à monter dans le camion qui emportait vers la mort des compagnes faibles et désemparées, en prenant la place d’une mère de famille.

Mais, trop souvent, on ne pouvait rien faire pour aider. Des malades sont emmenées au Revier; épuisées par la dysenterie, l’infirmière leur propose une remède, une poudre blanche : « une poudre qui vous soulagera ». Avidement, elles en réclament … Aucune de celles y ayant goûté ne se réveillera. Les jeunes filles sont saisies, des Polonaises, conduites également au Revier. Des expériences sont pratiquées sur ces jeunes corps: ablations des muscles, stérilisation, inoculation du typhus, brûlures au phosphore.

On parle maintenant clairement des chambres à gaz. Les sélectionneurs vont et viennent dans le camp. Les jambes enflées, les plaies, sont signes de condamnation à mort. Les gitanes sont emmenées « en transport noir », séparées de leurs enfants dont les cris seront couverts par la musique des hauts parleurs. Mais, le lendemain, les S.S. viendront chercher les enfants, les conduiront hors de l’enceinte du camp et ils seront tous massacrés. Des blocs entiers sont pleins de typhiques. Elles meurent comme des mouches. On transporte les cadavres, nus, empilés sur des charrettes pour être brûlés…

Voici pourquoi, en commençant, je vous disais que nous revenions du pays de la mort.

A Ravensbrück libéré par les Russes, nous eûmes la chance d’être délivrées par la Croix-Rouge Suédoise après un accord survenu entre le Comte Bernadotte et Himmler, accord valable pour les Françaises. Ce fut pour nous inespéré. Mais, pour le plus grand nombre des camps, la fin de la guerre fut terrible et beaucoup des déportés qui avaient attendu, dans des alternatives d’espoir et de désespoir, cette liberté qu’ils sentaient si proche, moururent avant de l’avoir recouvrée et dans des conditions atroces.

Maisie Renault, décembre 1999

D’août 1947 à décembre 1999, la même douleur, la même détermination à témoigner de l’horreur: voici comment Maisie Renault concluait son livre « La grande misère »

En quittant Ravensbrück, je n’ai pas voulu regarder en arrière, mais je n’ai pu oublier. Les misères physiques se sont estompées. Mais Suzanne si frêle et pourtant si vaillante, Denise au clair sourire toujours proche des larmes, Nicole à l’expression un peu apeurée et toutes celles que nous avons laissées surgissent soudain dans ma mémoire, marquée de l’acuité de leurs souffrances. Et, comme pour me rappeler qu’elles ont enfin trouvé la paix, apparaissent les visages rayonnants d’Irène, de Mlle Talet et de la bonne religieuse. Que leur souvenir nous aide à chasser toute haine et à comprendre que la seule joie de la vie consiste à répandre du bonheur.

Maisie Renault, Arradon, août 1947

Quelques précisions sur des déportés cités par Maisie Renault dans son témoignage , relevées dans les  données recueillies dans le Livre Mémorial de la Déportation Tomes II et III (  Voir aussi le site de la Fondation de la Mémoire de la Déportation)

Sa sœur Isabelle, née le 26 août 1923 à Vannes a été à ses côtés pendant toute leur déportation y compris dans le Kommando de Rechlin et libérée comme elle par la Croix Rouge Suédoise, le 23 avril 1945.

Son frère Philippe, né le 29 mars 1915 à Vannes, membre du réseau Confrérie Notre Dame- Castille créé par son frère Gilbert alias colonel Rémy. Arrêté le 15 octobre 1942, il est déporté à partir de Compiègne vers le camp de Neuengamme, le 21 mai 1944. Tué lors des bombardements, en Baie de Lübeck-Neustadt, le 3 mai 1945 : il avait 30 ans.

Denise Fournaise, née le 16 août 1923, aurait appartenu au réseau « Libération-Nord ». Elle est déportée à partir de la gare de l’Est à Paris, vers le camp de Ravensbrück, le 13 mai 1944. Transférée au Kommando de Rechlin, elle était reconduite à Ravensbrück pour être gazée, le 30 mars 1945 : elle avait 21 ans.

Suzanne Melot : selon Maisie Renault, Suzanne appartenait à une famille de nationalité belge dont les parents et les trois filles, outre Suzanne, Madeleine et Claire auraient été déportées. Seules ces deux dernières auraient survécu.

Mademoiselle Talet, vraisemblablement Marie Talet, née le 14 décembre 1884 à Bordeaux. Elle est déportée, le 31 janvier 1944, à partir de Compiègne vers le camp de Ravensbrück, où elle décédait le 14 décembre 1944 : elle avait 60 ans.

Emilie Tillion, dite Irène, née le 19 février à Talizat. Elle est déportée le 31 janvier 1944, à partir de Compiègne vers le camp de Ravensbrück, où elle était gazée le 2 mars 1945 : elle avait 69 ans. ( voir aussi le témoignage de Germaine Tillion, alias Koury sur notre site)

Résistances

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